J’ai roulé le jour de Noël
C’était à Noël 2014.
Ça n’allait pas vraiment fort et l’idée de prendre un grand bol d’air avant de retrouver la grande fête familiale me tentait bien. L’énergie du tourment permet parfois d’entreprendre des choses qu’on n’aurait pas osé faire, ou de faire des trucs un peu stupides peut-être, pas forcément très safe, c’est selon.
J’ai donc décidé de me rendre à vélo à Grenoble.
Cath était OK, les prévisions météo étaient OK, froid mais soleil et peu de vent.
2014 c’est l’année de la punition, de la réflexion, de l’exploration. Habitué à courir à pied plus de 2000 km par an pour la pratique exigeante du raid multisports et de l’ultra-trail, je me blesse au pied gauche. C’est sérieux, 10 mois d’arrêt sans être sûr de pouvoir recourir un jour.
Le temps de me rendre compte que la prise de recul est un apprentissage douloureux mais indispensable, que faire trop de volume, surtout en course à pied, ne mène à rien de bon, que l’expression « j’ai plus trente ans » a un vrai sens.
Je me suis donc mis à faire plus de vélo, et même beaucoup plus de vélo, car le coup de pédale, heureusement, n’affectait pas ma blessure.
Un jour de début d’été 2014, mon pote Laurent m’envoie un message : « je viens de me faire un sunrise-sunset, aller-retour maison, 400 km. » Laurent est un type du genre très doué et mais un peu… extrême dans ses passions. Ce qu’il a fait me parut donc être un truc de dingue, surtout en VTT 26″, même si le vélo est un cadre carbone monté en pneus slick.
C’est le déclic, je me dis, « pourquoi pas moi ».
Je tente un Paris-Etretat-Paris mi-août avec une version light de mon VTT rigide acier 26″ : pneus slick Marathon en 2.0″, porte-bagage avec « seulement » une sacoche remplie à moitié (bouteille de Quézac, gros cadenas, sandwiches, etc.) Mon vélo « light » de 18 kg et moi n’iront pas au bout de l’aventure, je m’arrêterai à Evreux sur le retour, après seulement 340 km, trop fatigué physiquement et mentalement.
Ayant tiré quelques leçons de cette première expérience, je ferai mon premier 400 km avec mon vélo de route cette fois, pour aller à Vichy en partant de chez moi.
Je bouclerai par la suite un tour d’Ile de France à VTT en moins de 24 h, en suivant le GR1 avec mon pote Loïc en septembre.
Bref, je me sens prêt pour prendre la route ce 25 décembre.
Je décide de faire le trajet en 2 fois en faisant un stop à l’hôtel à mi-chemin, à Paray-le-Monial.
J’avais préparé mon vélo la veille, avant d’aller dîner dans ma famille pour le traditionnel réveillon de Noël.
Le 25 matin donc, je pars de Nemours où je laisse la famille, la boule au ventre, continuer sa route en voiture vers Grenoble, ils y seront dans quelques heures. Je raccourcis mon projet initial d’une centaine de kilomètres, mais cette précieuse exfiltration de la région parisienne me fera gagner quelques heures et quelques kilomètres de route que je connais trop.
Les premiers mètres tournent au fiasco lorsque que ma carte, que je croyais avoir fixée correctement sur mes prolongateurs, s’envole avec le vent. C’est ce qu’on appelle ne pas avoir testé son matériel avant de partir.
Je m’arrête chez un fleuriste que je trouve au premier virage pour demander un élastique. La fleuriste appris ce jour là qu’on pouvait rendre très heureux avec un élastique un cycliste qui s’apprête à faire 300 km.
Je rejoins rapidement les bords de Loire que je longe par la piste cyclable, sous le soleil et dans la fraicheur hivernale, c’est très agréable. Je fais ma pause déjeuner rapidement avec un sandwich préparé avant de partir.
Puis la piste bitumée se transforme en chemin légèrement caillouteux, j’hésite à m’y engager. J’y vais tout de même et je crève de la roue arrière après quelques mètres. Je suis tout juste au km 100. J’ai emporté avec moi 3 chambres à air de rechange et quelques rustines autocollantes. Le changement est un peu long (25′), surtout à cause de la pompe que j’ai empruntée à mon fiston juste avant de partir : impossible de retrouver celle que j’utilise d’habitude. Je dois forcer pour retirer la pompe de la valve, je ne comprends pas trop pourquoi.
La luminosité commence à baisser à partir de 16h00, ce qui me met un petit coup au moral, car après ce sera la nuit, en rase campagne, et je m’attends à ne pas croiser grand monde alors qu’il me reste un bon bout de route jusqu’à mon point de chute.
Je traverse le superbe pont-canal du canal latéral de la Loire à proximité de Nevers, et je crève à nouveau sur une piste légèrement caillouteuse, km 180. En regonflant la nouvelle chambre à air et en enlevant la pompe de la valve, j’arrache la tête de valve : dégonflage instantané garanti, et une chambre à air définitivement fichue. Je recommence exactement la même opération quelques longues minutes plus tard : deuxième chambre à air définitivement inutilisable. Il me reste à réparer ma première chambre. Je me rends compte que je n’ai pas embarqué un sachet neuf de rustines, je n’en ai donc que 4 au lieu de 6. Je rate le collage de la première, trop de précipitation et surtout il commence à faire sacrément sombre. Je m’applique pour la 2ème, et je regonfle très précautionneusement en évitant de trop mettre de pression. Je repars et en déraillant, j’arrache la protection métallique du cadre carbone au niveau du pédalier. Je m’efforce de la redresser avec un bout de bois pour éviter que le pédalier ne frotte, j’y parviens, mais difficilement.
Au total, 50′ d’arrêt avec la nuit qui est complètement tombée maintenant.
Je ne suis pas du tout serein et ça en est désagréable. Et pour cause, 20 kilomètres plus loin, sur une départementale dans la nuit noire, mon pneu arrière est à nouveau à plat. Je commence sérieusement à stresser.
J’arrête la première voiture qui passe, j’explique mon cas à un fermier accompagné de sa femme qui est Ok pour me déposer au village d’à côté. « Place de l’église, il y a des jeunes et de l’activité là-bas ». Il me laisse à l’entrée du village et je marche pour trouver de l’aide.
Je suis à Luthenay-Uxeloup : tout est noir et désert. Je trouve enfin une maison éclairée et j’y vois à travers la fenêtre les femmes d’un côté à table avec les enfants, les hommes de l’autre, la trentaine, en train de boire. Je toque et j’explique à ces derniers que j’ai besoin de lumière et de me poser pour réparer ma chambre à air. Leur taux d’alcoolémie dans le sang leur permet encore de me comprendre, mais 2 heures plus tard j’aurais probablement dû m’adresser à leurs compagnes.
« Mais vous venez d’où là ?! »
« Paris »
« A vélo le jour de Noël ?! »
« Oui »
« Et vous allez où ? »
« Grenoble mais je m’arrête à Paray ce soir »
Les types restent bouche bée pendant plusieurs secondes en me dévisageant sans plus rien dire.
Je sens que c’est mal parti et je ne me sens pas d’humeur à expliquer ce que je fous là, à Luthenay-Uxeloup, à 300 km de chez moi et à 300 km de Grenoble.
Finalement, après les avoir convaincus que j’étais vraiment en galère, ils se décident à m’amener dans un atelier où ils m’observent, toujours ébahis, en train de démonter ma roue arrière, puis mon pneu.
Soudain l’un d’eux s’exclament en désignant mon compteur GPS « Les mecs, c’est vrai, il a vraiment fait 200 km ! ».
« Et votre vélo il coûte combien ? » (la question inévitable que tout cycliste se voit poser plusieurs fois dans l’année. « Rhoff, dans les 500 euros… »
N’arrivant pas à localiser la crevaison, je leur demande une bassine d’eau qui me permet enfin de voir les petites bulles s’échapper d’une micro-perforation. Je me loupe en collant la rustine car il restait un peu d’humidité sur la chambre. Il me reste donc une rustine, ma dernière chance. Je me sens comme dans un western où il ne reste qu’une seule balle dans son barillet au gentil shérif pour tuer le méchant cowboy.
Je n’ai jamais autant stressé pour coller une rustine, et cette fois-ci, je prends le temps qu’il faut. C’est Ok, c’est collé, je remonte le tout et gonfle à nouveau délicatement mon pneu. J’ai bien tenté de demander une pompe à ces messieurs, mais lorsque l’un d’entre eux me ramène un truc en métal rouillé qui a dû jadis être une pompe, j’ai compris qu’il fallait que je fasse avec la mienne.
Je repars en les remerciant chaleureusement, ces types ont été extra, même si je n’étais pas complètement rassuré au début.
Je laisse dans cette histoire filer une petite heure et j’essaie d’appuyer sur les pédales pour rejoindre mon hôtel que j’ai prévenu par téléphone de mon heure d’arrivée approximative. Je cogite à savoir qui viendra me sauver si j’ai à nouveau une galère. Je fais du stop, j’appelle un taxi, la Police ? J’avais prévu d’arriver à l’hôtel vers 19 h, j’y serai à 23 h car la fin est dure, vraiment dure. Il fait froid, j’ai faim et je suis vraiment fatigué.
Je réveille la réceptionniste quand j’arrive, comme prévu. Elle m’a laissé un morceau de pain avec du jambon et un yaourt dans une assiette pour que je ne m’endorme pas le ventre vide. Quelle gentillesse !
Mais impossible de manger après avoir pris ma douche, je me sens mal, le froid et la route m’ont épuisé, je m’endors donc en n’ayant même pas la force d’éteindre la lumière.
Je me lève le lendemain à 5h30, je mange et je vérifie mon pneu arrière. J’ai l’impression qu’il s’est dégonflé. Je regonfle, j’attends, je retâte, je ne sais plus si je suis parano ou s’il perd vraiment de la pression. Je tergiverse. Attendre l’ouverture à 9 h d’un Intersport juste à côté de l’hôtel, ou partir. Je pèse le pour et le contre et je me décide de me lancer finalement dans la nuit noire et le brouillard.
Je roule sur des petites routes de campagnes superbes mais qui me font peur car elles ne sont pas en très bon état et le stress de la crevaison ne me lâche pas : je n’ai plus rien pour réparer.
Au bout d’une heure, le jour s’est levé mais mon GPS me lâche. La trace disparaît de mon écran et même après plusieurs redémarrages, impossible de la faire ré-apparaître. Les heureux possesseurs d’un Garmin Edge 810 compatiront et comprendront : un super GPS de vélo, mais à la fiabilité catastrophique. Heureusement que j’ai mes cartes qui me permettent de me diriger. J’ai l’impression qu’un miracle se produit lorsque je tombe sur un super marché ouvert : j’achète 4 chambres à air et un sandwich. Je me sens sauvé et ma trace est à nouveau réapparue sur mon GPS.
La fin de la route sera vraiment un plaisir jusqu’à la tombée de la nuit. Je m’arrêterai faire une pause dans la magnifique ville de Cluny et la traversée des Dombes sera assez magique.
La nuit fait chuter rapidement les températures et j’enfile toutes les couches que j’ai, y-compris les gants de ski que j’ai emportés.
Je m’attendais à ce que la dernière partie que je connais, sur les quais de l’Isère, soit une formalité, ce fut interminable… L’impression de ne pas avancer, d’être collé à la route. Je me refuse à ce moment de m’arrêter pour tâter une nouvelle fois mon pneu arrière et éventuellement faire un remplacement de chambre à air. Je fais l’autruche, je veux en finir.
J’arrive chez ma belle famille vers 21 h, ils sont tous sortis pour m’accueillir, c’est magnifique, un moment magique.
J’aurai donc bouclé ces presque 600 kilomètres en 2 jours, et ce fut vraiment dur.
« Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait » disait Mark Twain. Bref, j’avais fait mes débuts dans le bikepacking.
Plus tard dans la soirée je vérifierai par curiosité la pression de mon pneu arrière : 1 bar. Je comprends pourquoi j’étais collé sur la route. Je découvrirai par la suite en démontant ma chambre à air que j’avais collé ma dernière rustine, à Luthenay-Uxeloup, 1 mm à côté de la micro-perforation. J’aurai donc roulé plus de 300 km comme ça… Le mystère des crevaisons lentes.
Plus tard encore, en regardant avec fierté mon Strava, je découvre le challenge « Festive 500 ». « Parcourez 500 kilomètres en 8 jours entre Noël et le jour de l’an ». Une histoire de badge (électronique et réel) à gagner. Je clique même si je ne suis pas sûr de tout comprendre.
Je recevrai plus tard par courier une jolie enveloppe contenant le badge. Quelle plus belle manière de réaliser ce challenge, qui est aujourd’hui devenu très populaire, sans en connaître l’existence avant de m’y lancer.
Les deux années suivantes j’ai voulu refaire la même chose aux mêmes dates, mais je n’ai pas réussi à me lancer. Fatigue, froid, difficultés… L’idée de récolter ces nouveaux badges était l’une des composantes principales de ma motivation. Je me suis alors demandé pourquoi je roulais. Et j’ai compris que rouler pour un badge n’avait aucun sens pour moi.
Je roule pour moi, ma liberté ne vaut pas un badge.
8 réflexions sur « J’ai roulé le jour de Noël »
Juste bravo
Merci !
Salut Sylvain, toujours plaisant de lire un de tes récits. Qui plus est quand on a l’impression de lire un document d’archives (les origines du Sylvain a vélo ).pourquoi avoir attendu tout ce temps pour le publier?
Meilleurs voeux à toi et tes proches, à bientôt
Salut Julien, un de mes plus fidèles lecteurs 🙂 Merci pour ton commentaire.
Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour l’écrire plutôt ? Et bien parce que j’ai commencé ce blog en 2016 après la TCR, que l’idée m’est venue après d’écrire cette première expérience, et que je ne suis pas pressé pour écrire mes aventures. Je ne veux pas que l’immédiateté dictée par les réseaux sociaux me fasse écrire quand je n’en ai pas envie, donc je prends mon temps tout simplement !
J’aime vraiment lire tes récits, au delà de l’envie de voyager qu’ils me donnent (normalement je passe le cap supérieurs en 2021, il n’est pas impossible que je te recontacte à ce sujet), ils se lisent bien, tu ne te prends pas la tête alors que tu fais des trucs de fou! Je te recontacte bientôt!
Excellent…. Du pur Sylvain… Respect avant tout cher Monsieur.
Merci Julien 🙂
Merci pour ce beau récit et encore bravo !